Entretien avec Jacques Lejeune
Entretien avec Jacques Lejeune
par Serge Bertocchi pour les « Cahiers de l’ASAX »
SB : Quel a été ton parcours musical ?
JL : Mon parcours musical se passa à tâtons et en dents de scie comme pour toute personne qui n’a pas reçu d’éducation musicale et qui se cherche elle-même. Dans mon milieu d’origine, on ne parlait pas d’art ce qui explique que j’aie découvert ma vocation tardivement, laquelle se subdivise en trois étapes très distinctes :
Tout d’abord en 1954 , cela s’est passé curieusement en classe de quatrième où notre professeur de français, et en même temps homme de théâtre, nous a appris à écouter les sons familiers qui nous entouraient. Il nous faisait écouter, toute portes et fenêtres ouvertes puis réécouter l’enregistrement réalisé que nous devions commenter. Plusieurs fois nous avons refait l’expérience. Nous avons appris à distinguer les sons familiers et à en faire des catégories typologiques puis à comprendre leur polyphonie (les sons aigus et graves, la discontinuité et la continuité sonores, par exemple le bruit de papier, celui des chaises ou les rires, les sifflements ou les exclamations des élèves, les pas de quelqu’un qui s’approchait dans le couloir ou bien le continuum des moineaux dans la cour et la rumeur des voitures dans la rue…). Pour certains ce n’était qu’un jeu mais pour moi, c’était véritablement une leçon de choses qui m’a marquée… Je suis reconnaissant à cet homme de m’avoir fait découvrir cet univers, bien avant que je sache ce qu’il représenterait par la suite, dans mon aventure musicale…
Ensuite, deux ans plus tard, j’ai découvert la musique tout à fait par hasard, en achetant par hasard le disque de la « Symphonie Fantastique », et en tombant sur la partition. Cela a produit en moi une sorte d’électrochoc en comparant mon écoute à ma lecture et j’ai essayé d’apprendre ainsi un rudiment de solfège.
Enfin, à vingt-deux ans, je découvre en 1962 la musique concrète en assistant à une série de concerts donnés à l’ORTF devenue depuis Maison de Radio France et j’ai décidé d’abandonner mon cursus de musique classique entrepris depuis trois ou quatre ans à la Schola Cantorum …
SB : Tes premières amours ? Tes détestations ?
JL : Je n’ai pas vraiment détesté quelqu’un : il y a des compositeurs donc je ne parvenais pas à comprendre l’esthétique ou la démarche et puis il y a ceux qui me ralliaient à eux par une fibre charnelle commune. Il est assez curieux que je n’aie pas subi d’influence de mes aînés : Pierre Schaeffer et Pierre Henry ou Stockhausen ou Berio dont j’ai bien écouté la leçon cependant mais cela glissait sur moi … peut-être la seule personne que je vénérais pour sa magie musicale : Luc Ferrari … mais là encore cela n’a été qu’un amour de jeunesse car tout nous sépare dans l’utilisation des sons réalistes … Maintenant mes goûts sont très parsemés et éclectiques avec une tendresse particulière pour par exemple Schubert, Couperin, Berlioz, Satie et …Ferrari…
SB : La musique mixte : est-ce une hérésie (comme le pensent certains), une panacée (comme le croient d’autres) ou simplement une piste de travail possible ? Qu’attends-tu de l’interprète de ta musique ? A quel niveau se situe l’échange dans une collaboration compositeur-interprète, les limites ?
JL : Je dirais « une piste de travail possible » ou une utopie prometteuse. La musique mixte fut une parenthèse dans mon œuvre musicale concrète. Tu la connais bien pour y avoir généreusement participé (en nombre et en qualité) ainsi que Fabien Chouraki. J’ai tenté cette expérience avec une rage de défis en me battant contre l’académisme ou le formalisme par lequel on se fait tous avoir un jour ou l’autre … Je m’explique : cela a été une période centrale pour moi ; je suis venu au genre mixte à une certaine époque, que je pense maintenant terminée, comme une parenthèse dans laquelle j’ai eu une attitude sauvage avec néanmoins en mémoire à chaque fois les collages insolites et fantasmagoriques de Picasso ou Ernst, mêlant ici le poétique, la narration au musical, dans des structures hétérogènes. Cela m’a permis d’essayer des formes ou des genres que ne me permettait pas pleinement la musique sur bande. Dans les Chansons loufoques , la bande n’est qu’un ornement et ne sert que de paysage-couleur ; dans L’Oiseau-danse-la-pluie la bande est utilisée temporairement comme un «surajout » insolite ; La Prière des anges pour orgue et bande magnétique m’a permis d’explorer l’espace dans sa condition acoustique difficile qu’est l’église ; Dans Fragments gourmands, j’ai pu expérimenter sur le même plan, la virtuosité potentielle de la voix et le geste virtuose de l’instrumentiste par rapport à la bande, comme un personnage-conteur, etc ... Dans la Messe miniature pour soprano et flûte suivant de près la Messe aux oiseaux pour bande magnétique, il ne s’agit plus de mixité mais la démarche est analogue en traitant le même sujet, toutefois dans une forme tout autre et réduite en temps …
De l’interprète, j’attends ce tu possédais très bien avec le camarade Chouraki, un sens de la théâtralité. Mais c’est difficile car il faut pour cela tout d’abord un investissement complet, une souplesse d’échine prête à toute tentative de créativité. Sans cette disponibilité plastique jamais je n’aurais pu faire naître A table ! et l’Eloge de la bêtise qui en est quelque part le développement que vous m’avez inspiré. Il ne s’agit pas seulement de jouer correctement. Vous êtes des musiciens hors pair mais contrairement à d’autres que j’ai pu rencontrer précédemment vous étiez des «personnages», des bateleurs, des truculents. La musique a maintenant atteint une polymorphie du comportement de l’interprète, du moins dans certains cas, et tout à fait singulièrement dans la musique concrète qui en est typiquement l’exemple.
Jacques Lejeune et Serge Bertocchi : expérimentation.
SB : Pourquoi les vents (flûtes, sax) ?
JL : Par gourmandise ! Ce n’est pas par hasard si ces instruments se jouent avec la bouche les poumons et l’estomac … Les vents et la chanteuse, je dis la chanteuse pour dire qu’il y a très peu de chanteurs : Un baryton pour Ubu et encore dans la première version de cet ouvrage, tous les rôles étaient tenus par des femmes…
A propos de La Pourlècherie sucrée, je me rappelle la notice dont j’ai envie de lire ici un extrait : « J’aime l’effet que produit l’entassement de certaines consonnes dans le texte d’une polyphonie et plus précisément lorsque celle-ci est chantée en latin avec la réverbération de l’église. L’impression m’est toujours goûteuse : à chaque fois, j’éprouve la sensation de croquant et d’âpreté avec l’arrière-goût de miel. L’effet des fricatives, frottant l’une contre l’autre et suivi de diphtongues mouillées, est comme un verre de bon vin, d’abord saveur tannique puis glissant en arôme de fleurs. C’est la figure sonore qui me semble être la plus délicieuse du langage, quitte à être allongée et réinventée par des mots nouveaux. Ce ressenti est à l’origine de mon travail pour La Pourlècherie sucrée. J’y ai noté tous les noms de confiseries, pâtisseries, sirops et autres douceurs de la bouche commençant par des K, J, S, F ou Ch, que j’ai recherchés dans plusieurs livres de recettes de friandises. Placés par groupes et patiemment essayés dans des ordres différents, tous ces titres et leur combinaisons se sont mis à chanter en accentuant ou en éclaircissant les tâches d’ombre et de lumière ainsi formées parmi les figures de sonorités et de mots imaginaires. Ce jeu de clair-obscur qui apparaît entre voyelles et consonnes s’applique en même temps à l’entendu et la gourmandise que suggère les mots : Ce qui sort de la bouche, c’est l’émanation sublimée de la voix subtile. Le son monte dans le corps puis dans la gorge, passe contre le palais et entre les dents où il se façonne. Puis il s’échappe, comme un oiseau hors de sa cage et flamboie dans l’espace. En sens inverse c’est l’aliment convoité qui entre dans la bouche et le désir d’en avaler la succulence, de le réduire, de le mâcher en le triturant avec l’envie vertigineuse de l’engloutissement. C’est la tentation gourmande à laquelle ne pourront résister Hänsel et Gretel devant la maison en pain d’épice et sucre d’orge. »
SB : Tu évoques souvent la gourmandise et de fait, Fragments Gourmands, ta première pièce pour sax et support est écrite sur un texte de Brillat-Savarin. L'utilisation des 7 sax alors disponibles (dont une partie en biphonie baryton-basse, extravagante de gloutonnerie), les imitations animales et toutes sortes d'effets sonores particuliers recensés avec soin par Daniel Kientzy (le dédicataire de l'oeuvre), le décalage délicieux de ce texte du XIX° siècle avec les concepts ascétiques de notre modernité aseptisée, sont autant de moments de bonheur pour l'interprète et le public, une liturgie de la débauche, une messe dédiée à ce péché capital. On pourrait croire que dans ton oeuvre, le sacré le grotesque et l'impie se rejoignent en une même forme de jeu de massacre ... ?
JL : Oui il y a beaucoup de cela dans ce que tu dis… C’est la seule manière d’enfoncer le clou dans la musique contemporaine qui me semble se rigidifier et se rétrécir comme une peau de chagrin : bousculer les habitudes par une truculence souveraine… Par l’humour à tout va… c’est la seule manière de donner un coup de pied dans la fourmilière, d’observer ce qui l’en advient et prendre un chemin ou deux qui buissonnent. C’est fou ce que les contemporains (c’est-à-dire mes confrères) sont sérieux et immobiles dans la statue du compositeur. Et ce faisant s’organise dans mon œuvre un certain goût de la provocation, pour reprendre tes mots que je trouve assez justes, un aspect «impie »…
Et en même temps, cela me fait un bien considérable (comme Hänsel et Gretel qui mangent la maison de la sorcière ou le personnage de l’ogre du Petit Poucet qui dévore ses propres filles) de manger ce que je produis en musique (par la métaphore), d’avaler mes fantasmes musicaux. Manger du sonore c’est écouter en amenant le sens de l’ouïe, fort paresseuse au demeurant, tout prêt de la gourmandise… J’ai commencé ce cycle « boulimique» par une pièce «bouffantresque » et hors normes, choquante pour les prêtres de la musique : Le Petit chapon rouge , pièce légère pour soprano et bande magnétique. ` C’est la première dans mes pièces « décalées » : une manière d’agacer les professionnels de la musique et de charmer le public tout venant… J’ai besoin d’oublier mon sérieux de temps en temps, comme par exemple, de revoir et corriger Perrault en jouant avec ses mots (un peu seulement) et les sons manipulés au premier degré de la théâtralité que me fournit l’écriture électroacoustique. C’est encore une manière de se laisser glisser sur le fil d’un rasoir comme l’équilibriste que fut Icare : un risque pour ma réputation…
SB : L'eau primesautière quant à elle rejoint un autre thème récurrent : nature et onirisme. Pourquoi cette association du sopranino avec l'élément liquide ?
JL : A l’opposé de ce que je disais précédemment, mon côté « sage » : l’enchantement et la rêverie des choses et des bêtes qui me parlent acoustiquement comme dans les contes de fées (les sons bruissants froissés et mystérieux, des sonorités d’eau et de tous ses avatars, les appeaux et la « flûterie » (et donc le saxophone sopranino), les mécanismes et les attaques légères de boîtes à musique, la verrerie en cristal, le tintements des cloches, les rires de la voix de femmes et d’enfants (ce qui n’exclut pas la voix de baryton dans l’Eloge de la bêtise ou Les Péripéties des Ubu et le rire d’homme dans la séquence des coqs dans La Ronde des animaux)…
SB : Quel est ton rapport particulier au saxophone, ses possibilités et ses limites, la sonorité instrumentale appelle-t-elle une esthétique musicale particulière ?
JL : C’est un rapport ludique qui s’est inscrit dans ma tête à l’âge de huit ans quant j’ai vu des clowns jouer de cet instrument dans le sempiternel numéro d’apprentissage de la musique entre le clown blanc et Auguste. Celui-ci, avec son nez rouge, était préposé aux pitreries, aux maladresses et à leurs conséquences. Il réalisait tout de travers mais de la sorte il savait jouer de la biphonie sans savoir qu’un jour ce jeu musical serait appelé ainsi par des gens savants. Et j’ai gardé le souvenir d’une noria de sons bizarres qui sortaient de leur instrument (des sons multiples mêlés à des sons accentués avec exagération, aux inflexions extravagantes et burlesques…). Les instrumentistes produisaient avec facilité ces sons, les jouant naturellement, sans les avoir appris d’un répertoire de sons inouïs. De cette logorrhée d’exclamations et de sons de saxophones est née pour moi l’image d’un instrumentiste à la fois bateleur et récitant. C’est à partir de là que sont nées d’autres pièces du même esprit pour voix, famille de saxophones et bande magnétique : Fragments gourmands, L’Eau primesautière, A table ! qui précèdent de quelques années Eloge de la bêtise ou les péripéties des Ubu. On pourrait également ajouter à cette liste la seconde version de Paysaginaire, à l’origine pour flûtes et bande magnétique et qui a été réorchestrée par Fabien Chouraki..
SB : "A table ! " est la seule de tes pièces pour sax qui n'ait pas encore été enregistrée. Tu souhaites que le jeu des interprètes (2 sax barytons), recèle un sens scénque prononcé. Il semble que la pièce soit parfois perçue comme déroutante. Il est vrai que le thème (développé par Isabelle Mainié, dans son travail de mise en scène) de "l'amitié virile et espiègle entre deux chasseurs en goguette" n'est pas sans scandaliser quelques pudibonds ...
JL : Je suis le compositeur d’une musique hybride faite avec des sons purs et impurs (mélange des sons synthétiques, vocaux, concrets, instrumentaux enregistrés, d’éléments de la réalité crue …) et je revendique cet état de choses. Je crois en effet à un art dyonisiaque, charnel, chaud et lyrique… Depuis quelques temps j’écris mes textes poétique et fais des croquis ("La Ronde des animaux", "Berceuse pour un enfant de Palestine" qui sera prochainement créée à la Maison de Radio France… C’est dire mon goût pour le baroque, pour le “multi-média” pour utiliser un terme chic et à la mode ces temps-ci. Et j’en viens naturellement à ta question : A table ! (pièce instrumentale de 1999, mais écrite dans le même style baroque et que je trouve goûteux), est un montage d’énergies fonctionnant chacune à leur rythme et selon leur tempérament, à la fois poétique, théâtral et musical c’est mettre tous les élements connus et rassurants du formaté en tangage et en turbulence. C’est du pur loufoque, du pur décalé, du “pur” potache diront ceux que tu appelles les “pudibonds” et ce pourquoi j’ai été ravi de pouvoir bénéficier de la mise en scène d’Isabelle.
SB : Ta musique est souvent bâtie autour de sujets littéraires. Pourquoi ? Fontenelle «Sonate que me veux-tu ?»…
JL : Ceci est une longue histoire … celle de ma démarche fondamentale entière que tu me demandes de raconter. Je vais essayer d’être le plus bref possible :
Le choix qui m’a fait opter pour cette musique est tout à fait caractéristique : la musique concrète possède des propriétés élargies par rapport au concert général de la musique qui atteint le paramusical et en ce sens c’est même une musique impure. Elle est éminemment plastique et absorbe tous les corps étrangers (l’enregistrement et le direct, les bruits, les sons de la réalité, les sons instrumentaux et synthétiques, entre autres…). C’est une musique hétérogène qui, charrie en même temps les formes et les intentions latentes du théâtre et de la mise en espace, de la poésie et de son ambiguïté prometteuse, de la rêverie, des non-dits et des hasards de l’expérience, de la géologie (avec laquelle elle a de nombreuses affinités), tout autant que celles du musical à proprement parler. Elle offre à la fois le cru et le cuit (l’anecdote et la métaphore), une sorte d’humus riche qui ne demande qu’à être brassé pour s’incarner dans la vie des formes sonores. L’emploi du son anecdotique permet à l’auditeur de s’ouvrir aux fantasmes du compositeur, l’auditeur construisant alors son propre espace imaginaire. Je ne pratique pas une musique abstraite car le monde musical dans lequel je vis échappe totalement au rationnel pur et à l’esthétisme. Il naît plutôt d’une urgence et s’organise selon l’élan et la fantaisie que je donne à mes images.
Donc, considérant l’apport du son familier comme la fable de la musique concrète à l’instar de la mythologie gréco-romaine et de son panthéon qui inspira les poètes et les dramaturges depuis Eschyle jusqu’à Racine je me suis plus particulièrement intéressé à l’anecdote. J’ai même réalisé une pièce totalement à partir des sons réalistes enregistrés au marché aux oiseaux de Paris où figurait un jeune enfant venu acheter un oiseau avec ses parents (L’Oiseau et l’enfant : 1982). C’est une pièce sans texte mais qui possède une histoire : une sorte de « scénario » s’est imposé à moi, devenant progressivement un conte. La scène paisible de cette réalité enfantine a glissé doucement dans un territoire inquiet et fantasmagorique où l’oiseau, à la fois guide et agresseur, se métamorphose, enrobe et finit par absorber l’enfant. L’anecdote et ses déclinaisons musicales m’ont permis de cadrer la forme et sont devenus l‘élément actif, déclencheur, frein et accélérateur. Le motif du personnage humain est matérialisé par les voix du marchand et de l’enfant, chacune sous la forme d’un fragment de phrase repris comme un leitmotiv. La voix humaine fait image par l’expression de ses intonations dans un contexte anecdotique donné mais aussi par la parole mise en boucle et qui « raconte ». Le motif du personnage-oiseau est lui aussi représenté par le même système de boucles mais la matière en est plus stylisée : celle résultant d’une contraction rythmique d’un élément aigu, à la fois organique, « électronique » et « ornithologique ». Ces deux motifs sont devenus des thèmes musicaux et dramatiques. Ils balisent le déroulement de la pièce.
Et cet exemple me ramène tout naturellement à ta question. Dans cette démarche, la voix humaine m’a beaucoup servi à « dire » le contexte dramatico-poétique. J’ai utilisé abondamment cet élément sonore et musical chargé par l’émotion, par l’expression et le dramatisme, et la correspondance des images transformées en métaphores par la magie des métamorphoses de cette musique. D’où ces histoires à personnages humains ou animalesques, avec textes mais également sans récit, comme la pièce que je viens d’évoquer.
SB : L’humour : est-ce un ressort créatif ou une contrainte difficile ?
JL : Bien sûr, un ressort créatif et notamment pour lutter contre l’académisme et remettre les choses en question ; c’est la même chose que la musique mixte et en même temps la chose la plus difficile, en tous cas bien plus difficile que le tragique auquel nous prête bien cette musique : je n’en veux pour preuve que nous étions, à une certaine époque, les « musiciens-bruiteurs » prédisposés par les créateurs de la Télévision à la musique de science-fiction ou aux programmes animaliers. L’humour, la farce est un genre peu prisé par nos doctes électroacousticiens .Quant à moi, le rebelle, je m’y sens à l’aise. Je me souviens de ma première expérience avec Le Petit chapon rouge pour soprano et bande magnétique, pièce qui a été très peu goûtée autour de moi. C’est un genre difficile, contrairement à ce que l’on pourrait croire, et sans doute il faut avoir garder une part d’enfance pour y parvenir ; c’était et c’est encore pour moi une manière de déformater la musique concrète qui, je le pense, est en pleine période académique et de tenter des formes nouvelles.
SB : La nature / le sacré : des thèmes abordés par de nombreux compositeurs du passé. Dans ce type de sujets, te sens-tu attaché à une tradition ?
JL : Oui et non. La messe ? D’abord il y a une fascination pour moi par la forme la plus ancienne de ma culture musicale puisqu’elle remonte au Xème siècle, pour autant que j’en puisse juger par les partitions. Mais, même au delà, on sait que la pratique des messes, chantées frustement, remontent à la « nuit des temps », gelée dans sa forme immuable à la tradition du texte (Kyrie,Gloria,Credo, Sanctus et Agnus Dei). Ce n’était peut-être pas autre chose qu’une suite chorale mais rapidement elle prit son essor par l’orchestration et la polyphonie.
Ce modèle de forme m’a obsédé et c’est pour cela que bien que réticent au texte long et dogmatique du Credo, j’ai tenu, pour la Messe aux oiseaux, à respecter le texte intégral des cinq prières. On verra à son écoute comment je m’en suis sorti…Par la suite, pour d’autres messes, j’ai aménagé des raccourcis mais je n’ai pas été le seul à procéder ainsi dans l’histoire de la musique. C’est peut-être par défi personnel mais aussi comme un exercice de style que j’en ai composées trois, toutes très différenciées.
La Messe aux oiseaux est une oeuvre de musique concrète conçue avec une participation chorale que je serais plutôt tenté de définir par « masse vocale informelle », tant la notion de soliste ou de groupe est fondue dans l’écriture spécifique de cet art (effets et manipulations amplifiant l’espace et la présence de la voix, masquage du sens par découpage morphologique, grossissement et allongement par le ralentissement, etc.
SB : Merci de tes réponses ! Eh bien, nous attendrons donc désormais une Messe de Harlem pour 12 saxophones, ballons de baskets et batterie de cuisine sur support, qui devrait logiquement te permettre de finir d’en découdre avec notre instrument dans un transport liturgique fiévreux, mais sans excès de dogmatisme ...
Biographie
Né en 1940 à Talence, il suit ses études musicales à la Schola Cantorum (Daniel Lesur), au Conservatoire national supérieur de Paris (Pierre Schaeffer), et au Groupe de Recherches Musicales (François Bayle). Il entre au GRM en 1968 et s’occupe de la « cellule de musique pour l’image » où sont réalisés divers projets pour la scène et la télévision. En 1978, il lance à Paris les Ateliers de musique électroacoustique dans le cadre d’un partenariat de l’Ina-GRM et de l’ADAC/Ville de Paris. Il en conçoit le cursus pédagogique et en organise le fonctionnement. En 1994, il fonde l’association Paysaginaire afin de promouvoir la création électroacoustique et qui est notamment à l’origine du premier Concours d’Interprétation de la Musique Concrète, en 1996. Récompensé par plusieurs premier prix et mentions, il fait connaître son œuvre par de nombreux concerts monographiques, en France et à l’étranger. En 2005, un livre sur sa conception poético-musicale, est édité dans la série des «Portraits polychromes» aux éditions Michel de Maule. Un second ouvrage est à paraître aiux éditions Licences, dans la collection des Livres-disques «Sonopsys».
La majorité de ses pièces évoque la vocalité, de près ou de loin, dans une sorte de polyfigurisme d’images de la réalité et de figures métaphoriques. Pure et barbare, la voix qui parle et chante, qui rit et se fâche, emportée par l’éloquence et l’émotion, est devenue l’élément essentiel de sa théâtralité. Son langage, bariolé et lyrique, évolue comme le “passage d’un personnage dans une suite de paysages”. Il en propose le classement suivant, issu de la réalité ordinaire, du sacré ou de la mythologie humaine et animale, ou encore de la satire critique.
•• 1. Le Personnage et le Paysage quotidien
•• 2. Le Fabuleux : 2.1) Les Contes de la forêt profonde -
2.2) Le Rêve de l’eau vive - 2.3) Légendes et magie de l’air
•• 3. Rituel et imagerie du Sacré : 3.1) Messes et Prières -
3.2) Lamentos -
3.3) Les Amants, la mort et les anges
•• 4. Les Oiseaux-Fantaisie
•• 5. Farces : 5.1) Le Bestiaire -
5.2) La Gourmandise et l’érotisme -
5.3) Les Burlesques
•• 6. Variations : 6.1) Etudes et paraphrases -
6.2) Pièces inspirées de la métamorphose.
Jacques Bonnaure, parle ainsi du compositeur dans La lettre du musicien de décembre 2000 : <<Lejeune occupe, dans le monde de la musique électroacoustique, une place à part. Il est peut-être le seul dans cette galaxie musicale, à parler, non sans humour, le langage du conte et du rêve, de l’enfance et de l’amour, de la gourmandise et de l’érotisme ».
Discographie principale
(se référant au classement qui précède)
1. - L'Invitation au départ, pour support audio : 40'20 - MotusAcousma, 2003.
1. - Symphonie au bord d’un paysage, pour s.a. : 39’45 -Ina-GRM, 1983.
1. - Cri , pour s.a. : 29'11 - Livre-disque Sonopsys n°2, 2005.
2.1 - Pour entrer et sortir d’un conte, pour s.a.: 21’05 - Ina-GRM,1997.
2.1 - L’Eglise oubliée, pour s.a. : 8’55 - Ina-GRM, 1997.
2.1 - Les Palpitations de la forêt, pour s.a. : 26'40 - Livre-disque Sonopsys n°2, 2005.
2.1 - Blancheneige, pour s.a. : 41'55 - Nathan, 1988 (2e édition).
2.2 - Théâtres de l’eau, pour s.a. : 31’16 - Livre-disque Sonopsys n° 2 , 2005.
2.2 - L’Eau primesautière , pour saxophone sopranino et s.a. : 12’50 - Ina-GRM, 1999.
2.3 - Le Cantique de la résonance, pour s.a. : 22'49 - MotusAcousma, 2003.
2.3 - Parages, pour s.a. : 46’ - Ina-GRM, 1976.
2.3 - Entre terre et ciel, pour s.a. : 22'20 - Revue-disque Licences n° 2, 2003.
3.1 - Messe aux oiseaux, pour s.a. : 66'42 - Ina-GRM, 2000 (2e édition).
3.1 - Ave Maria, pour s.a. : 5’29 - Ina-GRM, 2000.
3.2 - Cantus tenebrarum, pour s.a. : 37’16 - MotusAcousma, 2003.
3.3 - Le Cantique des Cantiques, pour s.a. : 65’18 - Ina-GRM, 1990.
4. - Paysaginaire, pour saxophones et s.a. : 13’10 - Visages du Saxophone, 2003.
4. - L'Oiseau et l’enfant, pour s.a. : 11'40 - Livre-disque Sonopsys n°2, 2005.
4. - Clair d’oiseaux, pour 3 chœurs d’enfants, clarinette et s.a. : 6’- Môméludies, 2004.
5.1- Clin d’oeil à Jean de La Fontaine, pour 6 voix de femmes : 5’- MFA/Radio-France , 2001.
5.1 - Oraison funèbre de Renart, pour soprano et sons échantillonnés : 14’30 - Agon, 1996.
5.2 - Le Petit chapon rouge, pour soprano et s.a. : 11’25 - Agon, 1996.
5.2 - Fragments gourmands, pour saxophones, voix et s.a. : 16’ - Ina-GRM, 1999.
5.3 - Eloge de la bêtise ou Les Péripéties des Ubu, pour soprano, mezzo- soprano, baryton, saxophones baryton et s.a. : 73’ 14 - Ina-GRM, 2004.
5.3 - La Petite suite Laforgue, pour soprano solo : 5’10 - Agon, 1996.
6.1 - Portrait de jeune fille au miroir ou Etude aux silences, pour s.a. : 11’55 - MotusAcousma, 2003 (2e édition).
6.2 - Symphonie romantique ou Etude d’après Berlioz, pour s.a. : 33’22 - MotusAcouma, 2003 .