Entretien avec Robert Lemay

 

Un entretien avec le compositeur québecois Robert Lemay réalisé pour les Cahiers de l’ASAX en 2007 ... ici une photo prise lors du Congrès Mondial de Ljubljana en 2006.


Serge Bertocchi : Ton catalogue compte déjà un nombre très important de pièces pour saxophone dans diverses formations : des solos à l'ensemble, en combinaisons multiples avec d'autres instruments ... Quelle est la source de ton intérêt pour cet instrument en particulier ?


Robert LeMay : Mon intérêt pour le saxophone vient de rencontres avec des interprètes. Tout d'abord, ce fut Daniel Gauthier pour qui j'ai écrit "Les yeux de la solitude" pour saxophone alto et percussion en 1987, je crois. La pièce fut interprétée au congrès de saxophone de Kawasaki, où j'ai eu la chance de rencontrer Jean-Marie Londeix et Christian Lauba. La rencontre avec Londeix fut une révélation pour moi ; homme de grande culture et qui voue une passion immense à son instrument.  J'ai gardé depuis une réelle amitié avec lui. Peu de temps après mon retour de Tokyo, Londeix m'a demandé d'écrire une pièce pour son Ensemble de Saxophones de Bordeaux. Ce fut "Vagues vertiges" pour quatuor de saxophones spatialisé, ensemble de 8 saxophones et percussion.


Mais c'est ma rencontre avec le saxophoniste québécois Jean-François Guay qui a confirmé mon orientation pour le saxophone. J'ai d'abord écrit pour lui "Solitude oubliée" pour saxophone ténor et mise en scène en 1995. Cette pièce est toujours à son répertoire depuis 10 ans. Jean-François et moi avons créé une coopération artistique très étroite. J'ai composé pour lui (et avec lui) 7 œuvres sans compter les œuvres pédagogiques et pour les jeunes que nous avons travaillé en collaboration. Nous donnons régulièrement des conférences et des master-classes ensemble au Canada et aux USA.


Il y a eu ensuite une rencontre avec Rémi Ménard de Québec. Rémi a étudié avec Marcel Mule et enseignait à l'Université Laval. Ce type détestait la musique contemporaine ! Pourtant,  je ne sais pas ce qui s'est passé, mais après la session d'enregistrement de “Vagues vertiges” au Domaine Forget avec Londeix, il est tombé en amour avec ma musique. Par la suite, tous ses étudiants devaient jouer une de mes pièces pour terminer leur diplôme universitaire. Il m'a commandé deux pièces: "Incertitude" pour saxophone et piano, et "Ramallah" pour saxophone et ensemble à vent. Malheureusement Rémi Ménard est décédé d'un cancer en 2002 à l'âge de 58 ans.


Dernièrement, j'ai beaucoup travaillé avec Jean-Michel Goury: j'ai écrit une œuvre pour son quatuor Apollinaire ("Ombres d'automne et de lune") et transcris une œuvre pour flûte et sax ("Motel Suite"). Il fait régulièrement travailler mes œuvres à ses étudiants.


En 2004, j'ai écrit une œuvre pour 6 saxophones, "Calligramme", qui est dédiée à Jean-Marie (Londeix), Jean-François (Guay) et Jean-Michel (Goury). J'ai la chance de rencontrer des interprètes qui croient en ma musique et me nourrissent.


SB : Te sens-tu des affinités avec d'autres compositeurs qui comme toi ont souvent placé le saxophone au centre de leurs préoccupations musicales ? Je pense notamment à François Rossé, Christian Lauba, ou Marie-Hélène Fournier, par exemple (pour ne parler que de compositeurs Français) .


RL : Oui, Rossé beaucoup.

Lors de mon doctorat, j'ai fait un stage en France. Après avoir travaillé avec Aperghis à Paris, je suis descendu sur Bordeaux pour voir Rossé. J'ai passé 3 jours chez lui. Nous avons principalement marché, discuté et bu du whisky. Son approche du métier de compositeur, de la musique et du monde musical me plaît beaucoup. Sa musique a ce petit quelque chose qui est toujours séduisant ; c'est comme du Schubert. J'ai été impressionné par Lauba au début et par sa musique ultra virtuose et idiomatique. Mais aujourd'hui ça me plaît beaucoup moins. Je ne connais pas beaucoup Marie-Hélène Fournier, mais ce que j'ai entendu d'elle m'a bien plu.


SB : Une question reste néanmoins cruciale puisque tu es Canadien et vis très loin de France : comment se procurer ta musique ici ? Car la diffusion internationale des partitions est un des problèmes de la musique d'aujourd'hui ...


RL : "Mitsu no kisetsu" pour mezzo-soprano et saxophone baryton est édité chez Jobert. Deux de mes œuvres sont présentement chez Questions de Tempérament (Bordeaux) mais elles vont être retirées bientôt, car elles seront éditées chez Fuzeau.


Plusieurs œuvres seront disponibles chez Fuzeau bientôt dans une nouvelle collection proposée par Jean-Michel Goury. Toutes mes œuvres (y compris les œuvres non éditées) sont disponibles via le Centre de musique canadienne. Vous pouvez les emprunter (centre de documentation) ou les acheter (service vente). Voici leur adresse internet : http://www.musiccentre.ca/


SB : Pourrais-tu nous dire quelques mots sur le saxophone et la composition "actuelle" au Canada ?


RL : Malheureusement, mis à part le saxophoniste Jean-François Guay, il n'y a pas beaucoup de saxophonistes au Canada qui commandent des œuvres à des compositeurs. Il y a encore parfois cette idée que le saxophone est enseigné par le clarinettiste du département vents ou par le prof de jazz. Tranquillement, l'importance de la présence d'un saxophoniste classique commence à être comprise. Mais ces saxophonistes classiques ont parfois des goûts plutôt conservateurs et s'ils commandent des œuvres, ils le font à des compositeurs assez traditionnels.


SB : Penses-tu que ton "tropisme favorable" soit un cas isolé au Canada ou plutôt une généralité parmi tes collègues compositeurs ?


RL : Il a peut-être Denis Bédard qui a beaucoup écrit pour saxophone, mais dans un style très conservateur. Sinon, je pense que je suis le seul qui garde une amitié constante avec le saxophone. Quelques oeuvres pour saxophone de compositeurs canadiens sont valables, mais aucun ne s'est impliqué avec l'instrument comme je le fais.


SB : Quels sont tes grands modèles en matière de composition ? Tes oeuvres de chevet, en somme ...


RL : Bien sûr,  "Le sacre du printemps" de Stravinsky traîne toujours dans les parages. Debussy, Schoenberg, Webern ou Messiaen sont toujours présents dans mon univers. Aussi il y a les classiques comme Varèse, Boulez, Berio et Ligeti.  J'apprécie beaucoup la musique d'Elliott Carter, surtout sa production récente. Toru Takemitsu demeure encore un de mes favoris depuis longtemps. Pendant quelques années, j'ai beaucoup aimé l'école spectrale française (Grisey, Murail).


Il y a deux ans, ma femme est allée faire un stage en Hongrie et a ramené quelques CDs très intéressants de là-bas. Depuis j'écoute beaucoup de compositeurs de ce pays (Gyorgy Kurtag, Peter Eötvös, Jozsef Sari, Laszlo Tihanyi) et prête une oreille attentive à la musique des pays de l'Est. l’Italien Salvatore Sciarrino me plaît beaucoup ces jours-ci.


SB : Tu as déjà parlé de l'importance de ton rapport à l'interprète. Cependant,  comment concilier projet compositionnel et réalités humaines ?


RL : Comme je le disais plus haut, le rapport à l'interprète est primordial. Depuis 10 ans je travaille en étroite collaboration avec Jean-François Guay. Son jeu, sa sonorité et ses possibilités techniques et expressives ont influencé largement mon écriture saxophonistique. La personnalité, les possibilités et les goûts des interprètes ont une importance dans mon processus de création. Lorsque j'ai composé "No Limits" pour toi, j'avais en tête ton originalité, ta nature et ton intérêt pour le verbe, pour les mots dits. C'est pourquoi les textes, et leurs sonorités sont présents et importants dans l'œuvre, mais aussi la prestation scénique qui, je pense, répond à ton caractère. Si l'œuvre avait été commandée par quelqu'un d'autre, elle aurait été différente.


L'année dernière, j'ai écrit deux œuvres qui reflètent très bien mes idées de relation avec l'interprète. La pièce "Stuntman" pour trombone solo est complètement éclatée et loufoque. La première chose que tromboniste James C. Lebens m'a dit lorsque qui m'a commandé la pièce fut " je veux détruire l'instrument à la fin de l'œuvre".  Ce type a étudié le trombone et le théâtre à Julliard (New York) et il est hilarant. Nous avons travaillé ensemble et j'ai probablement fait près de 6 ou 7 versions de l'œuvre pour vraiment en arriver à quelque chose qui reflète son individualité et me satisfasse au point de vue compositionnel.


Pour terminer, voici le courriel que Miguel Romero Moran (Séville/Espagne) m'a envoyé lorsqu'il m'a commandé une œuvre :


  "Mais quand même, j'ai toujours trouvé dans ta musique une couleur "Humaine", pas du tout synthétique, et surtout la personnalité humaine d'une personne identifiée avec la partie bonne du monde et qui "souffre" avec les expressionnistes du XXI Siècle. Pour tout ça j'ai pensé : Voudrais-tu écrire un morceau pour un saxophoniste et une séquence d'images autour d'un monde gai, triste, d'un monde cosmopolite avec des races et cultures qui peuvent convivre, et d'un monde qui n'accepte pas tout ça et fait des attentats, et bien sûr avant tout du monde auquel je pense nous appartenons, c'est-à-dire, le monde sensible qui n'accepte pas du tout ces guerres modernes et qui montre son opposition à travers des expositions artistiques, éducatives, avec les mots, et avec la civilisation.


Est-ce que tu peux écrire pour moi un morceau comme ça ? J'aimerais bien faire la création en décembre à Séville. Si tu ne peux pas, il y a un autre moment très bon au prochain Congrès mondial, avec une thématique "Expressionnisme du XXI° Siècle", car ici en Espagne on a déjà vu le fantôme du terrorisme et maintenant il semble plus gros à chaque apparition.


Tu ne dois pas avoir de problème pour me dire si tu peux ou pas, je devrai comprendre ton travail et tes compromis, mais a cet moment là j'avais besoin de te dire cette inquiétude, et c'est pour ça que je t'ai écrit ce message."

                                                            Miguel Romero Morán, mai 2004


J'ai beaucoup aimé son idée d'expressionnisme du XXIe siècle. J'ai écrit pour lui une œuvre intitulée "Arian, Kaboul" pour saxophone alto. Le titre fait référence à l'ouverture d'un cinéma à Kaboul (Cinéma Ariana)  après la chute des Talibans. Ici, ce n'est pas dans l'écriture instrumentale, mais dans la source d'inspiration que le travail de collaboration avec l'interprète se trouve. Ce fut la même chose avec Jean-Michel Goury lorsque j'ai écrit "Ombres d'automne et de lune" pour lui. Nous avons discuté de poésie, d'Apollinaire et de littérature traditionnelle japonaise


SB : Pourrais-tu nous parler de ta conception d'une théâtralisation du geste musical ?


RL : Ma thèse de doctorat portait sur la mise en situation de concert. Cela incluait la disposition scénique, la spatialisation, le déplacement et le mouvement des interprètes, la gestuelle et finalement la présence et le comportement des interprètes. Pour moi cette mise en situation de concert est partie intégrante de mon discours et de mon langage musical. Le geste ou la spatialisation ne sont pas un "à-côté" pour enjoliver le spectacle. Le geste visuel est dans le prolongement du geste de production sonore. Parfois des gens critiquent le fait que le geste physique n'a pas de sens dramatique chez moi. Mais cela est dû au fait que pour moi ce geste est musical et non théâtral, même s'il est visuel.


Je précise cependant que toutes mes œuvres n'incluent pas forcément une mise en situation de concert.


SB : Dans ta démarche, tu serais donc plus proche du "théâtre instrumental" de Kagel (voire de la mise en espace sonore de Stockhausen) que du "théâtre musical" d'Aperghis ? Je précise que je me sens (quant à moi) très proche de cette dernière démarche, qui postule que tout ce qui se passe sur scène revêt une signification d'ordre dramatique, même si elle est involontaire ... je crois d'ailleurs que tu n'étais pas opposé à certaines de mes suggestions d'apporter du signifiant à certaines de tes propositions gestuelles (sur "Les photos du 21" lors d'une master-class commune à Boulogne-Billancourt ) ?


RL : Oui je me sens, a priori,  plus proche du théâtre instrumental de Kagel même si je ne suis pas vraiment fou de sa musique (ou du résultat sonore dans son cas).  Mais les choses changent un peu. Ma musique à un contenu dramatique très fort, il est difficile dans ce cas d'éviter une certaine signication aux gestes, même si ce n'est pas mon intention. Particulièrement dans cette oeuvre que tu mentionnes qui fait référence aux massacres perpétrés par les Khmers rouges au Cambodge. "Série B" et "Tambour battant", pour jeunes saxophonistes, ou "Stuntman" pour trombone solo sont des oeuvres qui ont un contenu comique et beaucoup de théâtralité. Encore une fois, il est difficile d'éviter un sens comique aux gestes


SB : Oups pardon :  la pièce sur laquelle nous avions travaillé était plutôt "Tambour battant" que "les photos du 21" ! Désolé pour cette confusion ! Mais dans le théâtre, le comique c'est aussi ce qui se travaille le plus, non ? Les mécanismes du rire sont très précis et codifiés ... et le mauvais comique est souvent affligeant (comme le sérieux qui prête à rire) ! L'interprète ne doit-il pas se fixer un cadre, une partition d'intention pour être aussi précis que dans le domaine de la notation musicale ? Sans parler du calage entre les deux ....


Même si je n'ai pas d'intention comique à l'origine dans le geste ou le théâtre, je trouve parfois intéressant qu'un interprète apporte un petit quelque chose. Un interprète interprète, non ? Même si j'essaie d'être le plus précis possible dans la notation, l'interprète et sa personnalité influencent la performance. Ce n'est pas à moi de mettre des balises ; dans la comédie ou le drame. Si l'interprète exagère et devient ridicule, je n'y peux rien.


SB : Peux-tu parler un peu plus de “No Limits” pour tubax, avec des textes d'Herménégilde Chiasson ?


RL : Herménégilde Chiasson est d'abord un poète mais il touche à d'autres formes d'art (théâtre, cinéma et peinture). Il est considéré par plusieurs comme le "père de la modernité acadienne". Les Acadiens sont les francophones des provinces maritimes canadiennes.


Le titre fait référence à son idée de l'art; sans barrière de genre (drame, comique) ou de médium (poésie, théâtre, peinture, cinéma). C'est ce que je sentais chez toi; une prestation musicale nécessite autre chose que de jouer un instrument, d'autres paramètres peuvent entrer en jeu. La phrase qui a déclenché pour moi l'oeuvre fut celle-ci: "et le silence a refait surface tel un corps étranger". Quelle belle manière de terminer une oeuvre ! Le silence comme corps étranger de la musique. L'image est très forte. Par la suite, j'ai pris, sans raison particulière, des fragments de texte du même recueil de poésie. Le mot "découpage", au début, est utilisé pour sa sonorité uniquement et les possibilités de ses syllabes .  Une chose que je regrette pour cette pièce c'est que nous n'ayons pas été en mesure de travailler ensemble plus étroitement à cause des distances géographiques (Sudbury-Paris ... ouf !!!).


SB : C'est évidemment un regret pour moi aussi, car j'ai dû élaborer ma propre vision de la pièce sans tes indications de jeu "de visu". Ce qui est difficile lorsqu'on fonctionne autour d'un texte , et dans le cadre d'une création ... Je suis d'ailleurs curieux d'écouter peut-être une version "autorisée" à Ljubljiana ... sans compter que j'espère bien le jouer un jour en ta présence !


RL : Mais, ce n'est pas d'avoir pas pu travailler avec toi lors des répétitions que je regrette.  J'aurais aimé qu'on collabore plus lors du processus de création pour que l'oeuvre reflète encore plus ta personnalité et qu'elle ait, peut-être aussi, une notation plus précise. J'aurais pu explorer et exploiter encore plus les possibilités du tubax ...


SB : Quel sont à ton avis l'intérêt et limites des systèmes d'écriture ?


RL : Je compose encore sur papier, sur la table.  À la fin je transcris tout cela sur ordinateur avec le programme FINALE. Je travaille sur ce programme depuis plus de 12 ans ; je peux faire presque n'importe quoi avec. Mais je ne veux pas laisser les contraintes de la notation par ordinateur influencer et limiter mon travail de création.


Pour moi le problème se pose pour la notation des gestes extra production sonore ou sur le comportement scénique des interprètes. Pour l'instant, ça reste au niveau de textes descriptifs.


Bien sûr, il y a parfois la notation des nouveaux modes de jeux qui n'est pas standardisée (ce qui est normal puisque c'est nouveau). C'est surtout lorsque l'œuvre voyage que cela cause problème. À Paris ou à Montréal, il y a des différences dans les conventions d'écriture des nouvelles techniques.


SB : Par "systèmes d'écriture", je pensais plutôt aux écoles de composition qu'aux systèmes informatiques ou aux codifications de notation. Le dodécaphonisme, le minimalisme, le spectralisme, voire le néo-tonalisme en vogue en ce moment sont à la fois des étiquettes pratiques pour le classement, des moyens de produire économiques pour les compositeurs et des cercles d'influence et de diffusion ... Comment te situes-tu dans cette jungle et quel regard portes-tu sur les différents courants de la création actuelle ?


RL : Lorsque j'étais étudiant à Québec, nous avons beaucoup exploré les techniques dodécaphoniques. À l'Université de Montréal, mon directeur de thèse, Michel Longtin, m'a initié à la pensée structuraliste de Xénakis. Nous avons formé un petit groupe d'étudiants, "les disquettes stochastiques", qui se réunissait une fois par semaine pour discuter de différentes techniques de composition assistée par ordinateur.


Par la suite, j'ai exploré et lu beaucoup sur les spectraux français. La musique spectrale m'a influencé dans le sens que je porte une attention très particulière à la couleur timbrale des accords que je construis. Je n'aime pas particulièrement la musique des minimalistes américains, mais il ont su réintroduire en musique l'idée de pulsation (régulière), le "beat". C'est une musique qui a beaucoup de "groove".


Ces techniques ont encore une certaine influence sur ce que je fais, mais je suis beaucoup plus libre et instinctif aujourd'hui.


Souvent, lorsqu'un nom apparaît dans le processus de création (par exemple dans ma série d'hommages à des réalisateurs de cinéma) je construis une série de sons (ou de d'autres paramètres) basée sur les lettres de son nom. Un anagramme en quelque sorte. Cette série (je n'ai pas d'autre terme) subira par la suite des permutations et des transformations. Mais cela me sert uniquement de point de départ, de base à la construction de la pièce; après je prends beaucoup de liberté. La musique n'est aucunement sérielle car la série de notes obtenue varie énormément et peut avoir de nombreuses répétitions de sons. Par exemple dans "No Limits", qui fait référence au travail de l'artiste acadien Herménégilde Chiasson, j'ai construit une série de 20 sons basée sur les 20 lettres de son nom. On ne peut pas parler de technique de 12 sons.


J'aime beaucoup aussi travailler avec des modes que je construis. Ces modes que je crée sont particuliers, car ils ne se répètent pas à l'octave. Par exemple: Do-do#-mi-fa-sol-sol#-si-do-ré-mib-fa#-sol-la-sib-do#-ré etc... Ça ressemble un peu à la théorie des cribles chez Xénakis.


Mais souvent mes choix compositionels sont faits à partir des possibilités de l'instrument (ou de l'instrumentiste). Dans "Solitude oubliée" par exemple, on trouve une répartition des sons basée sur la division du saxophone en trois registres : grave, médium, aigu.  La pièce commence sur un mi bémol sur-aigu.  Ce son sur-aigu au saxophone donne une impression de son électronique, impression renforcée du fait que le saxophoniste est caché dans les coulisses.  Le choix de cette note a été fait en travaillant avec Jean-François Guay et en cherchant une couleur particulière. Suivent quatre slaps dans le registre grave de l'instrument, qui aboutissent à un très long LA central orné d'appogiatures et de trémolos de timbre. Le choix de la note LA s'est fait sur ses possibilités timbrales ; c'est une note qui a de nombreux doigtés de substitution. Donc, on peut voir ici que le choix des notes ne repose sur aucun "système  d'écriture" particulier, mais sur des paramètres techniques de l'instrument. Je travaille souvent comme cela; d'abord un travail de recherche avec l'instrumentiste et une élaboration du matériel suit.


SB : Tu n'appelles pas tes oeuvres "sonate", ou "symphonie" avec un numéro comme le faisait un compositeur de l'époque classique (ou certains aujourd'hui).  Au contraire, certains de tes titres font semble-t-il référence à ton regard critique sur l'actualité : "Ramallah", "Les photos du 21" , "Sarajevo", ....  des questions extra-musicales qui trouvent leur expression dans l'oeuvre elle-même (du moins dans son titre). Nono avait une démarche politique forte qui nourrissait sa création. Klaus Huber aussi fait souvent appel à une forme de regard humaniste dans son oeuvre. Penses-tu qu'il soit possible de manifester une forme d'engagement dans l'art musical lui-même ? Et comment donner une lisibilité à cet engagement en musique ?


RL : J'affirme souvent que je ne suis incapable d'écrire une "sonate" ou un "Quatuor Opus 856". C'est ce que j'appelle une musique abstraite. Par contre, j'admire les compositeurs, Carter et Denisov par exemple, qui sont capables d'écrire ce genre de musique. Mais de mon côté, il me faut une inspiration extérieure, une idée, une motivation, un déclencheur. J'ai besoin d'être nourri par quelque chose.  À vrai dire, la première chose que je trouve lorsque j'entreprends une nouvelle oeuvre est souvent le titre.


Mon catalogue se divise en plusieurs cycles. J'ai un cycle qui est une série d'hommages à des réalisateurs de cinéma (Wim Wenders, François Truffaut, Martin Scorsese, Orson Welles, Claude Jutra, John Cassavettes, Alfred Hitchcock, Lars von Trier). Un autre cycle s'inspire de mon amour pour la poésie ou la littérature:  "Ogura sansho" et "Ombres d'automne et de lune" s'inspirent de la poésie traditionnelle japonaise;  "Les yeux de la solitude" d'un poème de Serge Dion ; "Vagues vertiges" d'une phrase de

Charles Baudelaire, "No Limits" sur des fragments d'Herménégilde Chiasson ; etc ... D'autres cycles tentent plutôt d'être humoristique ("Serie B", "Stuntman", "Motel suite") ou reflètent mon intérêt pour l'histoire ancienne ("6 Ushebtis", "Thèbes").


Mais le cycle le plus intéressant réfère à l'actualité sociale ou politique. Les titres de ce cycle ont souvent un nom de ville (Sarajevo, Ramallah) mais pas toujours. "Les photographies du 21", par exemple, s'inspire d'une exposition de photos de condamnés à mort d'un camp d'extermination Khmer au Cambodge que j'ai vue à New York.


Je suis très engagé politiquement et socialement, mais je ne prétends aucunement "changer le monde" avec ces oeuvres. Je veux seulement démontrer mon indignation, et parfois mon impuissance, face à ces conflits. Ces pièces sont plus intimistes ou personnelles que politiques.


SB : Pourrais-tu décrire rapidement le projet de certaines de tes pièces pour saxophone ? Quels sont les aspects que tu as explorés ?


RL : J'aime beaucoup la virtuosité instrumentale. Je divise celle-ci en deux catégories. Une première que je nomme une "virtuosité numérale" et qui consiste à jouer beaucoup de notes, très rapidement ; ce qui est plutôt classique. Un deuxième explore plus les possibilités et le contrôle précis de l'instrument. Cette virtuosité est beaucoup plus contemporaine et émerge de l'idée des "Sequenze" de Berio.  C'est dans cette veine que le saxophone me passionne vraiment. Les nouveaux modes de jeux m'intéressent beaucoup ; le saxophone s'y prête très bien et avec une précision inouïe. Je porte une attention particulière aux articulations, aux registres et changements rapides de registres, aux jeux de timbre du saxophone (bisbigliandi), aux dynamiques extrêmes (pppp à ffff), etc. Un bon exemple de mon travail technique sur le saxophone se trouve dans "5 Études pour saxophone alto". La première étude porte sur le détaché (double et triple), la deuxième sur le sub-tone, la troisième sur le sur-aigu, la quatrième sur les multiphoniques et la dernière sur les changements rapides de registres et de dynamiques.


Mais même si je m'intéresse beaucoup aux possibilités techniques du saxophone, je ne dénigre pas la virtuosité tradionelle pour autant. Et cela est aussi très présent dans ma musique pour saxophone. Et il faut ajouter à cela tout l'aspect scénique et du geste dans ces oeuvres. Tout cela demande de la part de l'interprète beaucoup de travail sur plusieurs plans en même temps.


SB : Lors de notre rencontre à Boulogne-Billancourt, à laquelle j'ai déjà fait référence, certains élèves avaient du mal à concevoir que tes "Études " puissent être des oeuvres de concert alors que tu as écrit des pieces pédagogiques qui ne se nomment pas "études" ... confusion amusante et probablement propre au saxophone (on n'imagine pas un pianiste prendre les études de Chopin ou de Ligeti pour des pièces à difficulté limitée !!!!). Pourrais-tu nous parler de cet aspect "didactique" de ton travail ?


RL : J'ai écrit quelques pièces pour de jeunes interprètes plus accessibles au point de vue technique. Il y en a trois pour saxophone alto seul ("Tambour battant", "Série B" et "Les photographies du 21") un recueil de 8 pièces pour quatuor de saxophones variable  ("Un ciel variable pour demain"). Ces compositions initient les jeunes à la musique contemporaine et à sa notation, à quelques nouvelles techniques du saxophone, à la présence scénique et utilisent quelques éléments théâtraux (geste et voix). La pièce "Les photographies du 21" est d'un niveau supérieur et est souvent interprétée en concert par des saxophonistes professionnels.


SB : Merci beaucoup alors pour t'être prêté au jeu, et une précision de dernière minute ?


RL : Fuzeau m'a envoyé la version finale de quatre de mes oeuvres la semaine dernière. Les partitions seront sur le marché ce mois-ci ou au plus tard en novembre. Les oeuvres sont :

- Série B

- Tambour battant

- Les photographies du 21

- 5 Études